par date

Philippe Pradalié vu par Raymond Mason et Michel Hilaire

Philippe Pradalié, « Les Tuileries »

Le hasard se fait que Philippe Pradalié ait pris comme
sujet central de ses oeuvres récentes le jardin des
Tuileries qui s'étend devant la porte de la galerie même
où il expose. Ce jardin, dans la continuation du jardin
du Louvre, constitue un des plus beaux sites du monde.
A l'origine dessiné par Le Nôtre pour la contemplation
d'un seul homme, le Roi, depuis son premier étage
- une plate-bande ornementale n'est déchiffrable que
de haut - ces jardins ont connu depuis la multitude et,
il y a deux siècles, la multitude au comble des tumultes
puisqu'y passait et repassait la grande foule de l'histoire
de ce pays, celle de la Révolution Française. Mais c'est
un passé lointain, même si j'ai eu une pensée très forte
pour la chose au moment d'y installer ma «Foule»
en bronze.
Or le jardin des Tuileries de nos jours est totalement paisible
et, dès l'entrée, un regard circulaire depuis l'Orangerie
vers le nord, révèle à travers les grandes ambassades
de l'Avenue Gabriel, les palais sur la Concorde de
Jacques-Ange Gabriel même, le Jeu de Paume et la rue
de Rivoli, un panorama où rien ne trouble une parfaite
horizontalité unique dans un centre ville moderne.
Maintenant nous pouvons suivre Philippe Pradalié car
le mouvement de foule n'est pas son affaire ; il est, Philippe,
«the dispassionate observer». Il va nous arrêter aux endroits
où l'on ne s'arrêtait peut-être plus, pour nous faire revoir
leur grâce absolue et j'écris ces quelques lignes pour
applaudir la parfaite sérénité de cet artiste qui persiste
à traiter de la beauté là où dans l'immensité des écrits
sur l'art de nos jours ce mot n'existe plus. Peut-être bien
que cette beauté du monde qui nous entoure n'a de
l'intérêt pour Pradalié que quand elle est doublée par celle
de peindre, la beauté de la peinture, et il est vrai qu'au-delà
de sa maîtrise spatiale et de sa virtuosité à saisir l'arbre
en toute saison, ce sont ses fortes tonalités, ses couleurs
justes qui nous séduisent. Mais ce ton plombé au-dessus
du parterre blanc qui exalte par son bleu profond l'ocre
de la pierre me convainc, moi, par sa totalité parce que
cette scène est non moins ciel et neige et le Louvre. Image
et peinture, chacune prêtant signification à l'autre. Comment
jamais a-t-on pu penser les séparer ?

Accompagnant ces toiles qui sont un hommage au cœur
de Paris il y a un paysage tout en hauteur de la France
profonde. Il s'appelle « Fouscaïs » qui est le hameau
centralement vu dans la toile. Nous sommes captés encore
une fois par la splendeur de la peinture des arbres puis par
celle de l'étendue de la plaine à perte de vue. L'artiste s'est
transcendé. Fouscaïs est la maison de sa femme et son lieu
travail à lui l'été venu. Au milieu de la plaine, il y aura
un T.G.V. et un échangeur.
Ce beau tableau est une élégie.

Raymond Mason


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Le Temps suspendu de Philippe Pradalié

Pendant la longue période de fermeture du musée Fabre,
l'idée avait germé de consacrer la fin du parcours des
collections à des événements contemporains, en permettant
à des artistes entretenant des liens privilégiés avec le Midi
et le musée Fabre, de présenter leur travail récent, souvent
en écho avec leurs recherches plus anciennes. Ainsi, le cycle
que l'on pourrait qualifier d'abstrait, a débuté en 2009 avec
Eve Gramatzki et s'est poursuivi avec Daniel Dezeuze,
Pierrette Bloch, Pierre Buraglio, Stéphane Bordarier, Pierre
Soulages et ses recherches autour des vitraux de Conques.
Cette année 2011 sera consacrée à la peinture figurative,
avec Philippe Pradalié puis Vincent Bioulès à l'automne, à
l'occasion de l'importante donation de dessins et d'aquarelles
consentie au musée par l'artiste. Dans ce musée où la peinture
règne en maître comme nulle part ailleurs, il nous a paru
intéressant de montrer un autre aspect de la création actuelle
qui, bien que supplantée ces dernières décennies par d'autres
moyens d'expression -installations, photographies, vidéos-,
n'en demeure pas moins comme jamais vivace dans notre
pays. Il n'y a guère qu'en France d'ailleurs où l'on manifeste
un mépris affiché pour la peinture alors que les autres pays
européens honorent justement leurs peintres et que l'on
a même vu, ces dernières années, émerger des artistes
de renom international comme Peter Doig dont les fantaisies
post-romantiques revendiquent clairement l'héritage de
Friedrich, de Gauguin ou de Munch. Philippe Pradalié
se forme à Montpellier à la fin des années 1950 dans
ce magnifique creuset artistique qui vit naître, à l'ombre
de Descossy, alors directeur de l'école des Beaux-Arts,
des talents aussi sûrs que Claude Viallat ou Vincent Bioulès.
C'est aux côtés de ces derniers et de la «bande des
nancéens» qu'on le retrouve en 1958 pour l'exposition
collective Jeune peinture à Montpellier. A la tin des années
1960, alors que ses amis s'engagent avec passion dans
l'aventure de Supports-Surfaces, Pradalié prend ses distances
avec la peinture pour voyager -surtout aux Etats-Unis-,
et explorer d'autres voies comme la vidéo et la création
d'objets et mobiliers multiples pour l'Atelier A François Arnal.
En 1976 l'artiste revient à la peinture, et l'année suivante,
il réalise sa première exposition personnelle au musée Fabre.
Au cours des années 1980, ses tableaux prennent pour motifs
ses voyages, notamment en Italie ou en Tunisie, mais aussi
son Midi natal : mazets languedociens, coins de jardins,
serres ou encore vues de Montpellier, comme en 1989 dans
l'exposition sur ce thème à la galerie Saint-Ravy Demangel.
Suivra, en 1994, l'importante exposition du musée Paul
Valéry à Sète, qui mettait en scène les franges industrielles du
port méditerranéen baignées dans une lumière chaleureuse,
et qui marquait indéniablement une étape importante dans
son parcours de peintre. Dès lors, son travail vit au rythme
des migrations saisonnières entre le domaine de Fouscaïs,
près de Clermont-l'Hérault, et Paris. Les sites parisiens
et méridionaux alternent avec bonheur et régularité dans son
travail, comme on peut s'en rendre compte dans le présent
accrochage des galeries contemporaines du musée. Les
vues emblématiques des environs de Montpellier montrent
une filiation évidente avec l'art de Bazille et de la Nouvelle
Peinture autour de Manet qui préparait, au cours des
années 1860, l'émergence de tout l'art moderne en Europe.
Déjà, dans l'escalier de la maison familiale à Montpellier,
une reproduction en couleurs de la Vue de village de
Bazille l'avait, très jeune, invité à se rendre au musée
Fabre pour prendre, aux contacts de Courbet ou de Bazille,
une vraie leçon de peinture et recueillir un héritage que
ni Max Leenhardt ni Georges Dezeuze n'avaient réussi à
véritablement ancrer dans la modernité. Pour comprendre
la peinture de Pradalié, il convient d'en revenir là, à ce
moment précis où les peintres semblent regarder le monde
pour la première fois sans arrière-pensée, littéraire ou
philosophique, dans un souci constant de la seule picturalité.
Comme au temps de Manet, ce qui nous frappe, en regardant
les tableaux de Pradalié, c'est son parti pris de neutralité
esthétique qui est une des caractéristiques essentielles
de l'art moderne. Il semble qu'intuitivement Pradalié ait senti
la portée singulière et révolutionnaire de l'art de Manet
qui choquait déjà ses contemporains par son côté froid,
inerte, indifférent et par son « panthéisme», comme le notait
à l'époque le critique réaliste Thoré, «qui n'estime pas
plus une tête qu'une pantoufle». Zola, adepte lui aussi de
la Nouvelle Peinture, avait bien senti combien Manet et
ses amis avaient réussi à s'affranchir de la problématique
du sujet qui n'était pour eux, selon ses propres termes,
qu'un «prétexte à peindre». Un prétexte à peindre, c'est
bien là en effet ce que l'on ressent devant bon nombre de
toiles de Pradalié qui n'ont pas d'autre ambition que de
révéler à notre attention distraite un fragment du monde
dans sa singulière étrangeté. Dans les Trois Grâces,
l'évidence du motif, loin de gêner notre regard,
ne le rend que plus mystérieux, avec les grandes ombres
bleues qui s'allongent sur la dalle chauffée à blanc, les
silhouettes à l'arrêt, comme absentes, les plis des vêtements
sculptés par la vive lumière comme les baies des façades.
Dans Montpellier, rue de Verdun, les figures
n'ont pas plus d'importance que les modénatures
des façades ou les stores déployés des cafés. La Rue Maguelone
vidée de ses habitants prend tout à
coup des allures de ville idéale de la Renaissance ou de
place métaphysique à la De Chirico. Dans l'apparente
indifférence d'un après-midi d'été, la masse trapue du
Pic Saint-Loup, si proche, si douce, vue d'une terrasse
du jardin du Peyrou, nous fait tout à coup nous souvenir
que ce paysage emblématique du Languedoc a quelque
chose d'unique et de si fragile. De même le
flamboiement de la lumière que l'on peut voir vers le soir
à la cime des platanes en contrebas des terrasses.
Quand Pradalié s'en retourne à Paris, une fois passés
les mois d'été, son attention se porte volontiers du côté
du jardin des Tuileries, un des lieux, là aussi, parmi les plus
célèbres de la capitale mais qui est aussi étroitement lié
au mouvement impressionniste à travers les exemples illustres
de Monet, de Renoir ou de Pissarro. Chez lui pas
de vue plongeante, pas de touche déliée ni d'exubérance
atmosphérique, mais au contraire une volonté de coller
au plus près du motif, presque au ras du sol, dans la quête
d'une sorte d'ascèse picturale qui ne retient de la réalité que
quelques signes essentiels : troncs dépouillés des arbres,
fauteuils métalliques, palissades, traces dans la neige.
Peu, voire pas du tout de présence humaine. La ville
bouillonnante s'est comme vidée de ses habitants et ressemble
plutôt à un coin quelconque de campagne française en hiver.
Irrémédiablement abandonnée et silencieuse.
Cette volonté de réduire les apparences du monde à quelques
formes simples et élémentaires n'est nulle part plus évidente
chez Pradalié que dans ses recherches autour du port de Sète
qui caractérisent son travail du début des années 1990.
Là, dans ces zones intermédiaires entre la ville et la banlieue
industrielle, entre le Mont Saint-Clair, le cordon littoral et
la mer, l'artiste découvre, sous l'implacable lumière du Midi,
un ordre naturel dans lequel les matériaux stockés, les cuves
cylindriques, les silos, les palissades de fortune scandent
et structurent l'espace un peu à la manière des fabriques
dans le paysage classique hérité de Poussin. A partir
de petites esquisses réalisées sur le motif, l'artiste reconstitue
à l'atelier ces paysages quasi abstraits dans lesquels
quelques plages de couleurs et les ombres matérielles sur
le sol suffisent à guider le regard du spectateur (Copaïba et
Sète ; Caïlcedra). On pense bien sûr aux
recherches de Hopper à Cape Cod dans le Massachusetts,
au début des années 1930, avec ses bâtiments agricoles face
aux dunes mouvantes et à l'océan. Mais aussi, peut-être plus
fondamentalement, au « néo-plasticisme » de Mondrian et du
mouvement hollandais De StijI. De cette époque aussi datent les
grands paysages panoramiques (l'Ile singulière I et II)
qui tournent résolument le dos à la civilisation
pour exalter, depuis l'intérieur des terres, la plaine littorale
et le grand vaisseau du Mont Saint-Clair échoué au bord de
la Méditerranée. Le ciel est pur et immense. Les champs
déserts et riants. L'Eden se confond avec la réalité. On voit
quelle leçon l'artiste a pu tirer des deux Etudes pour une
vendange (1868) ou des Remparts d'Aiguës-Mortes (1867)
de Bazille du musée Fabre. Une longue pratique du paysage
et du portrait, individuel ou collectif, a incité l'artiste à tenter
de mettre des figures dans un cadre convaincant de plein air.
C'est toujours un exercice difficile pour un peintre et on sait
l'enjeu que représentait un tel projet pour les jeunes Monet
ou Bazille entraînés par le premier manifeste du réalisme en
terme de modernité : La musique aux Tuileries (1862) de Manet.
Rappelons les circonstances qui ont préludé à l'élaboration
de la grande toile Mariage le 7.07.007 récemment entrée
dans les collections du musée Fabre. Invité de
dernière minute à un mariage au bord de l'étang de Thau,
l'artiste a tout à coup la sensation de voir s'incarner sous
ses yeux un pan entier de l'histoire de la peinture depuis
les jardins d'amour de la Renaissance jusqu'au fameux
Pèlerinage à l'Isle de Cythère (1717) de Watteau . Comment fixer sur
la toile le choc de cette révélation intime ? La consultation du
site des jeunes mariés, saturé d'images numériques, le retour
sur les lieux mêmes de l'événement pour exécuter des études
du paysage, va lui permettre de clarifier et de mettre en place
sa composition. Là où la photographie conserve toujours
quelque chose de plat, de trivial et d'aléatoire, la peinture de
Pradalié rééquilibre d'instinct le flux brouillé des apparences
et restitue la vie intense des formes. L'espace est rythmé
par les longs fûts des arbres qui traversent le plan du tableau
en se jouant des limites imposées par la toile et par les accents
de lumière savamment distribués sur la foule des invités.
Le mouvement opposé, voire contradictoire des figures, traduit
le caractère incertain et vague de l'attente. La ronde des
fillettes, toutes de blanc vêtues, au premier plan, l'inclinaison
des grands pins ménagent au centre du tableau une trouée
nécessaire qui donne tout son sens à la scène : la mariée,
radieuse, semble surgir de la mer comme une moderne
Vénus visitant son île de Paphos. Malgré son inscription,
de fait, dans une continuité de l'histoire de l'art, la démarche
de Pradalié n'a rien de passéiste. Bien au contraire le
spectateur se sent immédiatement le contemporain de la
scène, immergé au milieu de ces femmes en robes d'été
vaporeuses, coiffées chez Franck Provost, au milieu de ces
hommes en lunettes noires ou en bras de chemise, la cravate
dégrafée à cause des ardeurs du soleil de juillet. Ce qui
intéresse Pradalié avant tout, c'est l'aspect général de la
toile, en prêtant une attention toute relative aux figures parfois
abandonnées à l'état d'une simple ébauche. Le lyrisme de
la scène naît de la couleur, de la lumière et de la poussée
irrésistible des grands arbres qui ont fait l'objet d'une superbe
étude indépendante. Le réalisme qu'on pourrait
qualifier de « minimaliste » de Pradalié a de quoi déconcerter
notre époque saturée d'images photographiques et qui
depuis belle lurette se moque bien des qualités d'imitation
d'un peintre. Pourtant la peinture de Pradalié intrigue
et fascine à la fois, par son rejet de toute psychologie,
son exécution plate, comme dépassionnée, qui préserve
çà et là quelques beaux morceaux de peinture aussi précieux
qu'insolites. Cette aisance à s'approprier si facilement les
composantes de la réalité lui permet aujourd'hui d'aller
encore plus loin, jusqu'aux frontières de l'allégorie.
Ainsi quand il entreprend, suivant l'exemple de Poussin
au Louvre, un cycle consacré aux quatre Saisons. Dans
Le Printemps, que nous avons vu, quasi achevé,
dans l'atelier de Fouscaïs l'été dernier, Pradalié mêle avec
une liberté nouvelle et une étonnante autorité des fragments
du réel, bois de pins du Mas rouge près des Aresquiers,
canal du midi, étangs, kitesurfeurs dans le ciel ou encore
nymphe nue, passablement disproportionnée, au premier
plan. Avec ces effets de collage, ces distorsions,
ces citations, voici que la réalité rejoint un fantastique qui
était au fond toujours plus ou moins latent dans sa peinture.
Dans L'Automne, un tracteur au premier plan, chargé de lourds
cageots de raisins, fera encore une fois subtilement référence
à la toile de Poussin dite aussi la Grappe de Canaan (vers 1660-1664).
Le cycle complet sera montré à la rentrée 2011 dans un chai
du Mas rouge alors que les paysages inspirés par ce site
seront présentés à la Galerie Yves Faurie à Sète.
Ainsi le travail de Pradalié, revigoré par la fréquentation
des grands maîtres, fécondé par l'exploration amoureuse
d'un territoire somme toute limité, a encore de beaux jours
devant lui...

Michel Hilaire
Conservateur Général du patrimoine
Directeur du musée Fabre

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